LA NAISSANCE DES HISTOIRES AUTOUR DU FEU

Le feu ravive notre engouement pour les histoires. Il a même contribué à forger la culture humaine. À l’ère de l’électricité, il est plus important que jamais de préserver ce foyer chaleureux.

Si nous avons beaucoup évolué par rapport à nos premiers ancêtres humains, une constante s’est maintenue à travers les millénaires. Aujourd’hui, les adultes consacrent habituellement leurs journées à travailler, et leurs soirées à se détacher des préoccupations quotidiennes, en développant leurs relations sociales à travers des repas ou des conversations, ou en nourrissant leur imagination grâce à des histoires, des films et des livres.

Le feu est à l’origine de cette division du temps. Il y a environ 400 000 ans, quand les humains ont appris à maîtriser le feu, l’évolution de l’humanité a pris un virage crucial. Des anthropologues tels que Richard Wrangham ont démontré comment la cuisson des aliments a permis à nos ancêtres de retirer plus d’énergie de leurs repas, développant ainsi des cerveaux plus conséquents qui ont transformé leurs capacités intellectuelles. (Notons que Wrangham a eu cette révélation fort à propos, alors qu’il se réchauffait devant sa cheminée.).

Le feu a également ouvert la voie à une nouvelle répartition du travail, certains groupes partant chasser ou ramasser du bois tandis que d’autres entretenaient le feu. Ce besoin d’apprendre à coopérer a poussé les humains à constituer des groupes multigénérationnels plus importants en nombre. Le feu a non seulement protégé nos ancêtres des prédateurs et les a rendus plus intelligents, mais il a également modifié leur rythme circadien, créant ainsi un contexte entièrement nouveau et propice aux interactions sociales.

Mais comment identifier précisément le rôle joué par ce nouvel espace autour du feu dans le développement humain ? La question avait été délaissée jusque récemment, quand l’anthropologue Polly Wiessner a révélé les fruits d’une recherche révolutionnaire portant sur les Ju/’hoansi, un peuple originaire des brousses du Botswana et de Namibie.

Dans son essai étonnamment poétique pour le journal Proceedings of the National Academy of Sciences, Wiessner affirme que les réunions autour du feu sont vraisemblablement « le souffle ayant éveillé les braises de la culture et de la société », en nous aidant à nous comprendre, à composer avec autrui et à développer nos facultés de communication.

La première visite de Wiessner chez les Ju/’hoansi remonte à 1974, quand ceux-ci avaient encore un mode de vie de chasseurs-cueilleurs (depuis, les Ju/’hoansi ont élu domicile dans des villages et sont devenus agriculteurs). Lors de son séjour, elle a minutieusement pris en note 174 de leurs conversations, de jour et de nuit, dans l’objectif de comparer les résultats. Au cours des décennies suivantes, elle a effectué plusieurs visites visant à approfondir sa recherche, pour finalement publier ses conclusions en 2019.

Elle conclut que, alors que 75 % des conversations diurnes des Ju/’hoansi abordent des questions pratiques liées au travail, aux plaintes et aux rumeurs, plus de 80 % des échanges nocturnes étaient dédiés au chant, à la danse, à la spiritualité ou à de captivantes histoires retraçant « les exploits d’un lointain cousin, des aventures urbaines, la politique locale, des anecdotes liées à des camions et des éléphants, ou encore des expériences de transe ». Sa description des réunions autour du feu actuelles qui, visiblement, ont très peu changé d’une époque à l’autre, dépeint ce glissement d’atmosphère :

La lune et le ciel moucheté d’étoiles réveillent notre imagination liée au surnaturel, ainsi que notre sentiment de vulnérabilité face aux esprits maléfiques, aux prédateurs et aux ennemis, contrebalancés par la sécurité d’un groupe plus nombreux. À la lueur des flammes, le langage corporel perd en importance. La conscience de soi et des autres recule. Les expressions faciales (vacillantes à cause des flammes) sont adoucies ou, dans le cas de la peur ou de l’angoisse, accentuées. Les tâches de la journée sont abandonnées au moment où les plus jeunes enfants s’endorment sur les genoux de leur famille. De jour, en raison d’impératifs économiques, le temps structure les interactions. De nuit en revanche, ce sont les interactions sociales qui structurent le temps. Bien souvent, elles se poursuivent tant que les relations sont agréables.

Ces instants de sérénité partagés à la lueur vacillante du feu sont essentiels, d’après Wiessner, pour mieux comprendre les pensées de l’autre et renforcer les réseaux relationnels. « Les histoires narrées au coin du feu placent le public sur la même longueur d’onde émotionnelle », écrit-elle. « Elles sont source de compréhension, de confiance et d’empathie. » Elle souligne en outre l’influence que connaissent ces pratiques jusqu’à aujourd’hui : en effet, « nous avons encore le goût des ambiances favorisant les conversations intimes et les histoires du soir ».

Rassemblement autour d'un feu de camp - Eldvarm

La tradition de se rassembler autour du feu pour partager des histoires et des connaissances ne s’est pas éteinte avec l’ère moderne. Bien au contraire, elle perdure par l’intermédiaire de pique-niques, d’excursions favorables au développement des relations telles que des parties de pêche ou des expéditions de scoutisme, ou encore de vacances en pleine nature ou axées sur l’écotourisme. C’est aussi un élément clé de la vie quotidienne dans certaines régions d’Afrique et du Moyen-Orient, où la tradition orale reste vivace. Par exemple, les Bédouins se réunissent régulièrement autour du feu après le dîner, pour écouter le conteur désigné raconter les mythes fondateurs de sa tribu.

Les histoires sont fondamentales pour expliquer, non seulement qui nous sommes, mais aussi qui nous voulons être : c’est la raison pour laquelle de nombreuses entreprises cherchent à exploiter leur pouvoir de transformation. C’est le cas de Richard Branson, fondateur de Virgin Group, qui considère les histoires au coin du feu comme un outil créatif essentiel pour façonner sa vision de l’entreprise.

 « Raconter une histoire est l’un des meilleurs moyens de faire surgir des idées nouvelles, et d’en savoir plus sur les autres et le monde qui nous entoure. Il en va ainsi depuis que l’être humain peuple la Terre », a-t-il expliqué à Forbes. En 2015, Branson a commandé une « boule de feu » sculptée à la main à Aragorn, un artiste originaire des Îles Vierges britanniques. Branson et son équipe se rassemblent autour de cette œuvre lors de leurs sessions de brainstorming dans sa résidence de Necker Island.

Dans nos foyers, les cheminées et les bougies sont les dignes héritières du feu de nos ancêtres. Nous ne pouvons envisager d’y renoncer. C’est ce qui explique le vif succès du phénomène danois du hygge (rassemblements sociaux à l’atmosphère chaleureuse) qui, avec ses bougies judicieusement positionnées, cherche à favoriser l’intimité des relations sociales. Si le marketing a stéréotypé le hygge, il n’en reste pas moins un besoin humain profondément ancré en nous.

Plusieurs mystères restent encore à élucider quant à notre attirance pour les histoires au coin du feu, auxquelles Wiessner espère pouvoir se consacrer. Suite à son travail révolutionnaire avec les Ju/’hoan, elle approfondit désormais ses recherches sur ce qu’elle appelle « l’ethnographie de la nuit ».

L’une des pistes qu’elle souhaite étudier est l’impact physiologique du feu sur l’être humain, à savoir comment notre production d’hormones est affectée par les flammes rouges, orange et bleues. Par la suite, sa recherche pourrait s’orienter vers notre sens de l’empathie et son altération liée à un manque de ces éléments (lueur de la flamme, temps réservés aux histoires) dans notre culture moderne.

Les heures passées à la lueur de l’âtre, qui n’étaient pas économiquement productives avant l’invention de l’électricité, sont devenues des plages de travail potentielles. La délimitation entre le travail et la maison s’étant estompée, nous sommes nombreux à ne jamais nous « déconnecter ». Même si nous ne travaillons pas le soir, nous sommes constamment connectés, assouvissant notre soif d’histoires via nos smartphones, nos tablettes et nos ordinateurs portables. Nous sommes friands de podcasts, avec leur ébauche d’intimité et de sentiment communautaire.

À la différence de nos ancêtres Homo Sapiens, nous disposons d’un formidable attirail technologique. Mais celui-ci a-t-il supplanté notre développement ? Comme l’écrit l’éminent naturaliste Edward O. Wilson de manière si éloquente, « nous avons créé une civilisation digne de Star Wars, mais avec les émotions de l’âge de la pierre ». Pourtant, Wilson ne s’appesantit pourtant pas sur cette vision pessimiste. Il évoque le potentiel de l’être humain à recréer un paradis sur Terre, grâce à une éthique décente envers autrui, à l’application de la raison et à l’acceptation de ce que nous sommes réellement.

Et si un retour au rituel ancestral et chaleureux des contes au coin du feu était tout ce qu’il nous fallait ?

Nos dernières histoires

Fêtes du feu : Up Helly Aa

Le plus grand festival du feu d’Europe illumine les Shetland au cours de la nouvelle année. Qu’est-ce que c’est? Up Helly ...
Lire plus

QUE LES IDÉES GERMENT ENCORE. QUE LE FEU BRÛLE ENCORE.

Au cours des cinq dernières années, Eldvarm est devenue le foyer des accessoires pour cheminée alliant la fonctionnalité à un design supérie ...
Lire plus

LA NAISSANCE DES HISTOIRES AUTOUR DU FEU

Le feu ravive notre engouement pour les histoires. Il a même contribué à forger la culture humaine. À l’ère de l’électricité, il est plus im ...
Lire plus